Après les terribles destructions dûes à la seconde guerre mondiale, Ancel Keys et son équipe de l’université du Minnesota, en Amérique, décident d’étudier les effets d’une (semi-) famine sur le comportement humain.
L’expérience consiste à étudier attentivement 36 hommes jeunes, en bonne santé et psychologiquement « normaux », à la fois pendant une période d’alimentation normale, pendant une période plus longue de restriction alimentaire assez sévère (semi-famine), et après la levée de la restriction alimentaire.
Pendant les trois premiers mois de l’expérience, les sujets ont mangé normalement (environ 3600 calories par jour) tandis que leur comportement, leur personnalité et leurs habitudes alimentaires étaient étudiés en détail. Au cours des six mois suivants, les hommes ont reçu environ la moitié de la quantité de nourriture dont ils avaient besoin pour maintenir leur poids (environ 1600 calories/jour – notez que c’est plus que la plupart des régimes hypocaloriques pour perdre du poids) et on exigeait d’eux qu’ils marchent 35km par semaine (environ 5km par jour) et tiennent un journal de bord de leurs émotions. Ensuite, les hommes ont suivi une rééducation au cours de laquelle ils ont été réalimentés. Bien que les réactions individuelles à l’expérience aient été très variables, les hommes ont connu des changements physiques, psychologiques et sociaux spectaculaires à la suite de la restriction alimentaire.
Explorons les ensemble ici :
1 / Leur relation à la nourriture est devenue obsessionnelle
En semi-famine, ils étaient tourmentés par des pensées persistantes concernant la nourriture et passaient désormais une grande partie de leur journée à planifier la façon dont ils allaient manger les aliments qui leur étaient attribués. Après environ cinq mois de réalimentation, la majorité des hommes ont signalé une certaine normalisation de leurs habitudes alimentaires, mais pour certains, les difficultés à gérer leur alimentation persistaient, et ils eurent besoin de rations encore plus importantes pour retrouver enfin des sensations de faim et de satiété fiables.
2/ Changements physiques
Au cours de leur période de semi-famine, les volontaires ont présenté de nombreux changements physiques, dont : inconfort gastro-intestinal, insomnies, vertiges, maux de tête, hypersensibilité au bruit et à la lumière, diminution de la force, œdème (excès de liquide entraînant un gonflement), perte de cheveux, diminution de la tolérance au froid (mains et pieds froids) et paresthésie (sensations anormales de picotements ou de fourmillements, en particulier dans les mains et les pieds). On a constaté aussi une diminution générale du métabolisme (baisse de la température corporelle, du rythme cardiaque et de la respiration).
3/ Autres changements dans leur rapport à la nourriture (outre l’obsession)
Plusieurs hommes expliquent céder a des périodes de « frénésie » alimentaire pendant leur période de restriction intense mais aussi pendant celle de renutrition. Ces épisodes de « crise » s’accompagnent de symptômes digestifs désagréables mais aussi de pensées négatives par rapport à eux-mêmes, dont le dégoût.
4/ Changements émotionnels
Beaucoup ont connu des périodes de dépression, mais aussi de l’irritabilité et de fréquents accès de colère. Pour la plupart des sujets, l’anxiété est devenue plus présente ; beaucoup d’hommes auparavant d’humeur stable ont commencé à se ronger les ongles ou à fumer parce qu’ils se sentaient nerveux.
5/ Isolement social
« Les hommes sont devenus réticents à planifier des activités, à prendre des décisions et à participer à des activités de groupe… Ils passaient de plus en plus de temps seuls. Le contact avec les gens était devenu « trop difficile ou trop fatigant ».
6/ Changements cognitifs
Les volontaires ont signalé des troubles de la concentration, de la vigilance, de la compréhension et du jugement pendant la semi-nutrition.
7/ Obsession du poids et hyperactivité
Un dernier point que je souhaitais souligner dans cette étude, est la relation des hommes étudiés avec l’activité physique : « En général, les hommes ont réagi à la semi-nutrition en réduisant leur niveau d’activité. Ils sont devenus fatigués, faibles, apathiques et se sont plaints d’un manque d’énergie. Cependant, certains hommes faisaient parfois délibérément de l’exercice. Certains d’entre eux ont tenté de perdre du poids en se soumettant à des périodes excessives de sport afin d’obtenir une augmentation des rations de pain… ou d’éviter une réduction des rations. »
Il apparait donc qu’une fois les effets de la semi-famine enclenchés, certains des hommes de l’étude se trouvent encouragés (malgré eux) à contrôler, « compenser » ou réduire (!!) leur poids. Il semblerait donc que l’état de semi-famine crée non seulement une compulsion autour de la nourriture (attendue) mais aussi du poids et de l’activité physique (plus surprenantes).
Donc, en résumé, l’état de semi-famine (1600 calories + marche de 5km par jour) semble corrélé avec
– Une obsession avec la nourriture, le poids, l’exercice physique
– Des symptômes physiques désagréables dont un inconfort gastro-intestinal, des troubles du sommeil, des vertiges, maux de tête, des œdèmes / de la rétention d’eau, des pertes de cheveux, une diminution de la tolérance au froid et un métabolisme au ralenti (température corporelle, rythme cardiaque, respiration en baisse)
– Des pensées négatives vis-à-vis d’eux-mêmes, un certain dégoût de soi, des périodes de dépression et d’irritabilité, d’anxiété accrue
– Un isolement social, une perte de libido
– Des difficultés à se concentrer, à réfléchir et à prendre des décisions
Apres la phase de semi-famine, les hommes sont soumis a une phase de réhabilitation et voici ce qui est important si vous tentez vous-meme de sortir d’une semi-famine aujourd’hui.
1/ Une première phase de réhabilitation de 12 semaines était « restreinte ». Les hommes ont été répartis en différents groupes et ont reçu des régimes variés afin d’analyser les avantages de différentes protéines ou de différents régimes de suppléments. Les résultats de cette réadaptation restreinte n’ont pas été très fructueux, car les calories étaient toujours très faibles par rapport aux besoins de ces hommes, et il n’y a pas eu beaucoup d’amélioration ni de différence entre les différents régimes testés.
A retenir : Se restreindre en guérison ou se concentrer sur certains aliments ne suffira probablement pas pour revenir à un équilibre énergétique suffisant
2/ La dernière période était ensuite de 8 semaines de réhabilitation sans restriction. Au cours de la première semaine, les apports caloriques individuels ont varié de 4,400 calories à 10,000 calories par jour. Certains hommes ont déclaré qu’ils avaient encore faim à la fin de très gros repas, même s’ils ne pouvaient plus ingérer de nourriture. Pendant cette période, les hommes ont rapidement pris du poids et de la graisse corporelle, et ils ont constaté des améliorations de leur santé.
A retenir : Les personnes affamées ont besoin de calories. La nourriture, et beaucoup de nourriture, est la clé de la réhabilitation. Traiter la psychologie des troubles alimentaires est important mais ce travail doit se greffer à assez de « carburant » pour être bénéfique.
3/ Après avoir mangé autant qu’ils le voulaient pendant 12 semaines, leur pourcentage de graisse corporelle correspondaient à ceux d’avant l’expérience, malgré le fait qu’ils pesaient moins. Ce phénomène est très courant : les dépôts de graisse ont tendance à augmenter à un rythme beaucoup plus rapide que les tissus actifs, tels que les muscles et les organes, qui ont été préalablement décomposés pour être utilisés comme source d’énergie.
A retenir : Dans le cadre de la guérison de troubles alimentaires restrictifs, comme l’anorexie, le rétablissement d’une personne à son poids d’avant la maladie ne doit pas s’arrêter là, car à ce stade, l’organisme a donné la priorité à la prise de graisse plutôt qu’à la reconstruction des muscles et des organes.
4/ À la fin de la période de réhabilitation sans restriction, à manger tout ce qu’ils voulaient, leur condition physique générale était considérablement inférieure à celle d’avant la famine. Les rapports ultérieurs des sujets ont indiqué que ce n’est qu’après 3 mois supplémentaires, soit 6 mois de vie et d’alimentation normale, que leur capacité physique a commencé à revenir à un niveau proche de celui d’avant l’expérience. C’est autour de 8 mois d’alimentation sans restriction que les taux de graisse ont vraiment commencé à atteindre ce plafond et à baisser, malgré le fait que les hommes ne faisaient pas de régime, qu’ils mangeaient simplement à satiété. C’est au bout d’environ 46 semaines de cette alimentation sans restriction que le poids et les pourcentages de graisse corporelle sont revenus aux niveaux d’avant l’expérience.
A retenir : Retrouver un équilibre après des périodes de semi-famine peut prendre du temps.
Pour en savoir plus sur la guerison de l’AH, lisez mes autres blog posts ici.
Références:
Keys, A., Brozek, J., Henschel, A., Mickelsen, O., & Taylor, H. L., The Biology of Human Starvation (2 volumes), University of Minnesota Press, 1950.
Handbook of Treatment for Eating Disorders, Second Edition, Edited by David N. Garner and Paul E Garfinkel (1997)
Lisez ici l’avis de l’association « Anorexie Autrement » sur cette etude.