Début du mois de novembre, j’ai eu la chance d’être conviée à la 5eme conférence internationale des TCA organisée par l’American Centre for Psychiatry and Neurology (ACPN) à Dubai. La présentation qui m’interessait le plus était celle de Dre Cynthia Bulik, que je vais essayer de vous résumer ici…
Déja, si vous ne la connaissez pas, il faut savoir que Dre Bulik, c’est un peu une légende vivante dans le monde du traitement des TCA. Elle a publié ses premières recherches en 1984 et travaille depuis exclusivement sur les TCA! Elle a occupé de nombreux postes à responsabilité dans sa carrière et est desormais professeure au département de psychiatrie de l’école de médecine de l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill mais aussi professeure de nutrition à l’école Gillings de santé publique mondiale. Elle est aussi directrice fondatrice du centre d’excellence de l’université de Caroline du Nord pour les TCA, ainsi que directrice du Centre d’innovation pour les TCA au Karolinska Institutet de Stockholm, en Suède. Une pointure de son domaine, quoi! Vous comprenez mieux pourquoi je n’allais pas rater sa présentation 😉
Ses recherches portent sur le traitement, l’épidémiologie mais aussi la génétique moléculaire des TCA et de la régulation du poids corporel. Elle collabore activement à des recherches aux États-Unis mais aussi dans plus de vingt pays à travers le monde, dont la « Eating Disorder Genetic Initiative » (EDGI), la plus grande étude mondiale jamais réalisée sur la génétique des TCA, qui vise à identifier les centaines de gènes qui influencent le risque de développer l’anorexie mentale, la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Bien que les facteurs sociaux et culturels jouent un rôle non négligeable dans les TCA, les recherches génétiques récentes révèlent une influence génétique substantielle.
En effet, la génétique représente 40 à 60 % de la variabilité des TCA, le reste étant influencé par des facteurs environnementaux.
La stigmatisation sociale et la perception que les TCA sont un « choix » constituent des obstacles importants au traitement des TCA. L’EDGI permet d’étudier l’interaction complexe des facteurs génétiques et environnementaux qui contribuent aux troubles de l’alimentation, afin d’améliorer le diagnostic, la prise en charge et le traitement. L’élucidation du code génétique des TCA ouvrira la voie à des recherches indispensables et à la mise au point de nouveaux traitements personnalisés plus efficaces pour ces maladies dévastatrices.
Plus précisement, Dre Bulik est venue nous parler le mois dernier des résultats de la « Genomewide-association study (GWAS) » qui compare la génétique des plus de 17,000 personnes (c’est énorme comme échantillon!) souffrant d’anorexie et 55,000 personnes sans TCA afin d’identifier les parties du génome qui semblent augmenter les risques d’anorexie, de boulimie, d’hyperphagie et d’ARFID (Avoidant-Restrictive Food Intake Disorder: trouble de l’alimentation séléctive et évitante).
De cette étude sont ressortis plusieurs types de gènes, qui diffèrent entre patient·e·s anorexiques et population saine. Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement?
- Ceux-ci sont considérés comme des gènes « augmentant le risque » de développer une anorexie mentale
- La génétique joue bien un rôle dans l’anorexie mentale
- Continuer cette étude devrait révéler jusqu’à plusieurs centaines de gènes corrélés au risque de développement des TCA
L’etude GWAS montre également certaines interactions des gènes entre eux. Les gènes qui augmentent le risque d’anorexie mentale sont aussi positivement corrélés avec les gènes d’autres troubles psy comme:
- les TOC (Troubles Obsessionnels Compulsifs)
- la dépression
- la schizophrénie
- l’anxiété
- les névroses
Mais aussi – surprise! – des gènes qui influencent:
- la propension à faire de longues années d’études
- la capacité à obtenir un diplome d’études supérieures
- l’intéret pour l’activité physique
En revanche, les gènes qui mettent à risque d’anorexie mentale sont négativement corrélés avec d’autres gènes influençant le metabolisme comme :
- Les gènes de diabète de type 2
- la resistance insulinaire
- la leptine (hormone de régulation de la masse graisseuse)
- le pourcentage de masse grasse
- l’IMC / le surpoids
- la circonference de taille
- le Ratio taille-hanches
- la circonference des hanches
- la masse maigre
L’anorexie mentale est donc bien un trouble psychiatrique ET métabolique. Cela explique le risque accru de rechute dès qu’un·e patient·e reperd du poids mais aussi la description de patient·e·s qui sont passé·e·s de « sain·e » à anorexique du jour au lendemain, qui pourrait s’expliquer par une génétique plus sensible au deficit d’énergie
Il nous faut donc considérer que l’anorexie mentale est une maladie psychiatrique ET métabolique!
Concrètement, qu’est-ce que cela implique?
- Il existe en effet un risque génétique de TCA, mais aussi des gènes « protecteurs »
- Les traitements ne peuvent pas être QUE psychiatriques, il faut aussi réhabiliter le metabolisme et le corps pour s’en sortir.
- Parfois les patients souhaitent reprendre du poids mais n’y arrivent pas facilement, ou les traitements ne leur laissent pas le temps d’atteindre un poids suffisant pour se réequilibrer au poids qui convient à leur genetique. Cela mene parfois à une série cyclique de renutrition, suivie de rechute, et ainsi de suite, parfois sur plusieurs années…
Mais attention ! C’est un domaine complexe ! Des milliers de gènes (protecteurs ou à risque) et de facteurs externes (protecteurs ou à risque) interagissent pour créer une combinaison unique pour chaque patient·e ! Il faut travailler avec la combinaison unique de chacun·e, et les scientifiques s’attèlent à créer des solutions pour réduire/bloquer les effets des gènes, tandis que la psychologie/psychiatrie peut travailler sur la façon dont on accueille/réagit aux facteurs externes. On peut aussi travailler au niveau sociétal pour minimiser les facteurs de risque (grossophobie, obsession du corps, etc) et maximiser les facteurs protecteurs.
Evidemment, on ne pourra jamais controler parfaitement tous les facteurs, mais voici ce que cette étude implique :
- Il faut considérer la génétique (et le métabolisme) dans les causes et le traitement de la maladie
- Il est important de continuer de déstigmatiser et rester factuel dans la considération des risques génétiques (en demandant les antécédants psychiatriques comme on demanderait les antécédants de cancer du sein, par exemple)
- Cela explique que pour certain·e·s patient·e·s la guérison est une lutte contre leur propre biologie! (parfois difficile)
- Attention de ne pas tomber dans le travers de la « culpabilité » génétique ou du « destin » génétique, car avoir un patrimoine « à risque » n’est pas une fatalité!
En bref: il n’y a jamais UNE cause mais DES causes entremêlées de manière unique à chacun·e
Il est important d’accepter la complexité inherente des risques génétiques et environnementaux de TCA mais aussi des gènes et des facteurs environnementaux « protecteurs » – un peu comme la main d’un jeu de cartes (voir slide ci-dessous)!
PS: un grand merci à mon amie et psy extraordinaire Carine El Khazen, d’ACPN, qui organise cette conférence depuis sa première édition en 2019 et m’y invite chaque année.