Ceci est la retranscription (traduite) de notre interview avec Dr Kathryn (Kate) Ackerman. Dr Ackerman est titulaire d’un doctorat en médecine, d’un Master en Santé publique et elle est « Fellow » du College Americain de Médicine du sport. Elle est la directrice médicale du programme pour les athlètes féminines à l’hôpital pour enfants de Boston, directrice associée du laboratoire de recherche sur le sport et la cancérologie à l’hôpital général du Massachusetts, et professeure agrégée de médecine à Harvard. Elle a effectué une résidence en médecine interne, des stages en médecine du sport et en endocrinologie, et a été nommée meilleur médecin du sport à Boston par le Boston Magazine en 2019, 2020 et 2021. Elle est actuellement présidente du comité médical de l’équipe américaine d’aviron et chercheuse. Ses recherches se concentrent sur la triade de l’athlète féminine et le déficit énergétique relatif dans le sport ou RED-S. Elle a écrit et coécrit plus de 100 articles scientifiques liés à la médecine du sport et à l’endocrinologie, à la santé osseuse des athlètes féminines. Sur le plan sportif, Dr Ackerman a représenté les États-Unis en aviron aux championnats du monde et continue de concourir avec ses coéquipières en tant qu’athlète de niveau master.
Dr Nicola Sykes et Florence Gillet – Bienvenue sur le « All In Podcast », Dr Ackerman, pouvez-vous nous dire ce qui vous a amenée à travailler avec des athlètes féminines et à lancer le programme pour athlètes féminines à l’hôpital de Boston ?
Dr Kate Ackerman – Mon expérience en tant qu’athlète en aviron a vraiment influencé ce que je voulais faire. J’ai fait partie de l’équipe nationale pendant que j’étais à l’école de médecine (ce que je ne recommande pas vraiment ! haha !) mais c’était génial de s’entraîner et de voir quels services étaient disponibles pour nos athlètes féminines et de constater que beaucoup de ce qui se passait en termes de soins médicaux et de gestion de la médecine sportive était basé sur les hommes. Ce n’était pas vraiment spécialisé pour les femmes. J’ai donc pu faire mes études de médecine, voir ce qui existait, consulter la littérature et constater qu’il y avait tant de réponses que nous n’avions pas pour les femmes. J’ai donc été enthousiasmée par la perspective de construire une carrière autour de l’étude des athlètes féminines et de la défense de leurs intérêts, et je voulais absolument lier ma carrière médicale à mon intérêt pour le sport, ce qui s’est fait en quelque sorte en même temps. En ce qui concerne le programme pour les athlètes féminines, une fois que je suis arrivée en stage, j’ai réalisé que ce serait vraiment bien de créer un programme au sein d’un cabinet de médecine du sport plus large et englobant pour l’athlète féminine.
Dr NS et FG – Avez-vous une définition spécifique de l’ « athlète féminine » pour vos recherches?
« J’ai une définition très large. Je pense qu’une athlète féminine est toute femme qui est physiquement active. »
Dr KA – Personnellement, j’ai une définition très large. Je pense qu’une athlète féminine est toute femme qui est physiquement active, au moins pour les besoins de notre clinique. En termes de recherches scientifiques, nous devons définir cela de manière un peu plus stricte et pour nos études, il s’agit généralement de faire
quatre heures d’exercice par semaine et d’appartenir à une équipe. Mais je vois des femmes, des filles de tous âges (même 65 ans !) qui aiment faire de la marche rapide pour faire augmenter leur rythme cardiaque, et elles aussi sont des « athlètes » selon moi.
Dr NS et FG – Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le déficit énergétique relatif dans le sport et sur la façon dont l’aménorrhée s’inscrit dans cette condition de votre point de vue ?
Dr KA – La triade de l’athlète féminine est un terme qui a vu le jour au début des années 1990 et qui désigne une personne ayant une faible disponibilité énergétique ou un trouble du comportement alimentaire, une irrégularité menstruelle voire une aménorrhée, et enfin une faible densité osseuse. C’était donc la triade initiale. Au fil du temps, les spécialistes qui la traitaient ont réalisé que cette triade se présente différemment selon la personne. Par exemple, l’une pourrait avoir un léger dysfonctionnement menstruel ou l’autre pourrait avoir une densité osseuse légèrement diminuée ou une troisième pourrait avoir une certaine restriction d’énergie, mais ne pas avoir un trouble sévère de l’alimentation. La triade a donc évolué et, avec le temps, le Comité international olympique, qui avait sa propre vision de la triade des athlètes féminines, a décidé de remettre à jour ce concept. Les auteurs de ce document, dont beaucoup étaient des cliniciens, ont remarqué que nous observons un déficit énergétique relatif et un manque de quantité appropriée d’énergie chez les femmes MAIS AUSSI chez les hommes. Ils constatent également que ce déficit a d’autres conséquences.
« Ainsi, une faible disponibilité énergétique entraîne non seulement des dysfonctionnements menstruels et une mauvaise santé osseuse, mais aussi d’autres changements endocriniens, comme une diminution des hormones thyroïdiennes, en particulier de la T3, ce qui peut modifier et ralentir le métabolisme. Elle peut aussi avoir des effets cardiovasculaires et évidemment, des conséquences sur les performances. »
C’est ce que j’étais ravie de pouvoir partager avec mes patientes, car certaines d’entre eux, en particulier les plus jeunes, ne veulent pas vraiment penser à l’ostéoporose, car s’ils n’ont pas encore eu de fracture de stress, cela ne signifie rien pour elles. Nous savons que l’ostéoporose est en fait une maladie de l’enfance, car les gens devraient renforcer leur densité osseuse pendant l’adolescence pour atteindre leur masse osseuse maximale. Mais si vous dites à une jeune fille de 15 ans qu’un jour elle sera atteinte d’ostéoporose, elle ne s’en préoccupe pas vraiment. Mais si vous lui dites : si tu n’as pas tes règles parce que tu ne t’alimentes pas suffisamment, et du coup tout ton temps passe a t’entrainer n’est pas efficace et en fait, tu perds en force et en rapidité au lieu d’améliorer tes performances, cela semble plus clair. Cela ne se produit pas toujours immédiatement, attention. Elles ont parfois besoin d’un peu de temps et apprennent la leçon à la dure parce qu’elles se blessent ou commencent à ralentir malgré tout leur entraînement. Nous constatons que les gens ne récupèrent pas aussi bien après les séances d’entraînement. C’est l’une des choses que j’ai remarquées en perdant du poids moi-même pour tomber dans la catégorie poids plume. Et bien je ne me sentais pas plus forte. Je me sentais très frêle et quand les gens me disaient : « Oh, tu as l’air en pleine forme » en fait je me disais « En vrai j’ai l’impression que mon cerveau est embrumé. Ce n’est pas mon poids idéal. » Même le cerveau ne reçoit pas les bons nutriments et la santé mentale des gens commence à en souffrir. Ils n’arrivent pas à penser clairement et à se concentrer pleinement. Mais parler de perte de performance est vraiment ce qui résonne le plus avec une athlète.
Dr NS et FG – Vous avez souligné que les femmes ne sont pas les seules à être touchées par le déficit énergétique, mais du coup comment s’en rendre compte pour une personne qui n’a pas d’utérus ni de menstruations ?
Dr KA – Les hommes ont généralement des érections matinales lorsqu’ils se réveillent. Si cette érection disparaît, cela peut être lié à un manque d’énergie. C’est un symptôme chez les garçons et les hommes. Ensuite, chez les femmes comme les hommes, la libido peut diminuer, et ils peuvent l’un et l’autre ressentir beaucoup de fatigue. En cas de prise de sang et de déficit d’énergie, le niveau de T3 peut être bas, ainsi que les globules blancs. C’est pourquoi je préfère le terme « RED-S » ou de déficit énergétique parce que nous savons qu’il affecte plus qu’un « trio » de symptômes. Il suffit d’y penser comme à une équation mathématique où nous prenons en considération la quantité de calories absorbée et la quantité d’activité physique, avec aussi une considération pour la masse maigre (NDLR : le poids total de votre corps moins tout le poids dû à votre masse grasse).
Dr NS et FG – Une de vos études dont je discute souvent avec les gens est votre découverte de la différence entre la thérapie de substitution hormonale et les contraceptifs oraux quand il s’agit de traiter les problèmes de densité osseuse. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce travail et aussi sur le rôle de la protéine IGF1 qui semble être importante dans cette distinction ?
Dr KA – Absolument. Dans le passé, il n’y a pas si longtemps, et parfois encore aujourd’hui, lorsque les femmes n’ont pas leurs règles, il arrivait souvent qu’on leur dise : » Prends un contraceptif, tu auras tes règles » et » Ce n’est pas un souci de ne pas avoir tes règles (si tu ne veux pas avoir un enfant) « , et nous savons que c’est en fait un gros problème. L’aménorrhée peut provenir d’un état de faible disponibilité énergétique ou d’une tumeur de l’hypophyse. Il se peut qu’elle soit due à un excès de prolactine qui bloque les menstruations. Ou à une grossesse. C’est donc au médecin de déterminer d’abord POURQUOI elles n’ont pas leurs règles et ensuite, si elles n’ont pas leurs règles à cause d’une faible disponibilité énergétique, la meilleure chose à faire est d’améliorer cette disponibilité énergétique. Parfois, on ne peut pas attendre que le trouble du comportement alimentaire soit réglé, surtout s’il est sévère. Chez nos adolescentes par exemple, il y a environ 20 hormones différentes qui affectent la santé osseuse et beaucoup de ces hormones sont liées à la disponibilité énergétique et à la fonction menstruelle. Et si ces hormones sont inexistantes a cet âge crucial, les jeunes ne peuvent pas construire de réserves de densité osseuse pour le reste de leur vie, donc on doit agir vite et sans tarder. L’une des hormones importantes pour la densité osseuse est l’œstrogène, mais lorsque l’œstrogène est pris sous forme de pilule contraceptive orale, il passe d’abord par le foie, qui convertit l’œstrogène en IGF1, une hormone capitale pour la densité, mais appauvrie par le passage dans le foie.
« Chez les athlètes en aménorrhée, l’IGF1 (hormone essentielle pour les os) diminue, et la pilule contraceptive, censée favoriser une meilleure densité osseuse, atténue IGF1 encore plus! (suite au passage des oestrogènes de synthèse dans le foie). C’est pourquoi on recommande l’œstrogène transdermique via un petit patch d’œstrogène absorbé par la peau. Pas de premier passage dans le foie, du coup pas d’effet négatif sur l’IGF1 et un bien meilleur effet sur la densité. »
Dans notre étude, nous avons étudié des athlètes souffrant de dysfonctionnements menstruels, des athlètes ayant des règles normales et des non-athlètes, et nous les avons suivies pendant un an. Nous avons observé les changements osseux de ces athlètes en aménorrhée entre le groupe transdermique, le groupe sous pilule contraceptive et le groupe sans thérapie. Au niveau des os : les athlètes sous œstrogène transdermique ont vu leur densité osseuse augmenter de manière significative, tandis que les athlètes sous pilule contraceptive ont vu leur situation se dégrader. Donc, lorsque vous parlez de ces athlètes en aménorrhée que vous essayez d’améliorer en termes de nutrition, si cela va prendre un certain temps avant qu’elles ne retrouvent leurs règles, l’œstrogène transdermique est un peu une solution de secours qui peut être utile, mais gardez à l’esprit que vous ne leur redonnez qu’une seule hormone, vous ne leur donnez que de l’œstrogène. Nous leur faisons également prendre de la progestérone 10 à 12 jours par mois et le but n’est pas d’aider les os avec ça mais de provoquer une hémorragie de privation afin que leur muqueuse endométriale ne s’accumule pas mois après mois, sinon elles risquent d’avoir des saignements aléatoires à des moments inattendus, ce qui n’est pas très pratique, surtout si on pratique beaucoup de sport.
DR NS et FG – Si elles sont capables de retrouver leurs règles dans un délai de trois à six mois, est-ce raisonnable selon vous (cad cela ne nécessite pas d’apport d’œstrogène synthétique via patch)?
DR KA – Si une femme est en bonne santé par ailleurs et accepte de changer ses habitudes assez rapidement, vous pouvez généralement attendre six mois. La plupart des praticiens dans notre groupe d’experts pensent que si, après six mois, la femme n’a pas de cycle, on devrait administrer de l’œstrogène transdermique. Mais certains d’entre nous commenceront l’œstrogène transdermique plus tôt si la densité osseuse est vraiment faible au départ et si nous avons ce sentiment de résistance à faire des changements alimentaires ou sportifs pour guérir.
DR NS et FG – Vous avez également publié récemment une étude sur l’augmentation de l’incontinence urinaire chez les athlètes féminines et sur la relation entre cette incontinence et la faible disponibilité d’énergie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
DR KA- Nous avons examiné un millier de patientes (athlètes) féminines qui sont venues pour toutes sortes de raisons à la clinique du sport, pour une commotion cérébrale, une entorse de la cheville, n’importe quoi d’autre. Nous leur avons fait passer des examens et les avons interrogées sur les différentes conséquences pour la santé et les performances. Nous leur avons demandé si elles souffraient d’un trouble de l’alimentation. Nous leur avons donné le beta Q et l’ESP, qui servent au dépistage des troubles alimentaires.
Quand on croise les résultats des dépistages avec les déclarations des patientes, on réalise qu’un nombre élevé de nos patientes (presque 50% de nos patientes) souffre d’une alimentation troublée ou d’un TCA. Or, celles avec un dépistage positif aux TCA sont plus susceptibles de souffrir d’incontinence urinaire, qu’elle soit légère, modérée ou sévère. Nous découvrons de plus en plus de conséquences et d’effets sur la santé d’un état de carence énergétique par rapport à une régulation normale.
« Les personnes ayant une faible disponibilité énergétique présentaient donc davantage de symptômes d’incontinence urinaire, ce qui est en grande partie lié aux différents récepteurs présents dans notre corps. L’œstrogène n’est donc pas seulement lié au cycle menstruel, il y a des récepteurs dans tout le corps. Nous savons que, même d’un point de vue cardiovasculaire, les œstrogènes affectent également la dilatation et le siège vasculaire. Ils affectent également la santé du bassin. Tout est lié. »
DR NS et FG – Est-ce que c’est aussi quelque chose qui pourrait être communiqué aux médecins généralistes qui pourraient voir des gens venir dans leur cabinet avec des symptômes de déficience énergétique ?
Dr KA – C’est ce qui a motivé le lancement de notre conférence sur les athlètes féminines, car j’ai senti que certains professionnels, entraîneurs, athlètes et parents avaient besoin d’entendre parler de toutes ces choses. Notre conférence porte donc sur les athlètes féminines en général, mais il y a vraiment un accent prononcé sur le RED-S. Je pense que beaucoup de praticiens n’en sont pas conscients et qu’ils n’en parlent pas, vous savez, ils peuvent voir une athlète et la regarder puis juger : « Oh, vous êtes plutôt en bonne santé, vous faites de l’exercice, vous avez l’air en forme ».
« Avoir l’ « air » en forme n’est pas un diagnostic ! Ce qui est très utile dans le diagnostic et traitement de nos athlètes, c’est l’utilisation du Dexa, la scintigraphie de la densité minérale osseuse. »
Il s’agit d’un examen très simple qui ne prend que quelques minutes. Il est utilisé pour dépister l’ostéoporose, généralement chez les personnes âgées, mais elle ne prend que quelques minutes et impose peu de radiations au corps et permet d’aller au-delà de l’IMC. Il faut se demander quel est le pourcentage de masse graisseuse que possède un athlète. Prenons l’example d’une joueuse de hockey dont l’IMC est tout à fait normal, 23.5, 24, une athlète très musclée qui est en aménorrhée. Lorsque nous avons fait le Dexa et que nous avons vu son scanner, elle n’avait pratiquement pas de masse graisseuse sur le corps, et n’avait donc pas de réserves d’énergie. Son aménorrhée était donc due au fait que son corps n’avait pas de réserves. Lorsqu’elle voit cette image, et je n’ai pas besoin de parler du pourcentage de graisse, mais de montrer l’image de votre corps presque entièrement constitué de muscles et d’os, c’est la raison pour laquelle nous avons besoin que vous preniez du poids, et pas seulement de poids musculaire, mais aussi d’un peu de gras. Votre corps se réveillera alors. Cela peut être instructif. Ainsi, même si elle a consulté quelqu’un qui lui a dit qu’elle devait prendre un peu de poids, elle aurait pu s’arrêter à un moment donné et ne pas avoir ses règles pendant des années parce que la question ici était surtout autour de la masse graisseuse.
DR NS et FG – Avant que vous ne partiez, nous aimerions d’abord vous demander où l’on peut en savoir plus sur vous et votre travail.
DR KA – Nous avons plusieurs sites Internet. Le site web de notre conférence est www.femaleathleteconference.com . Et si vous allez sur www.childrenshospital.org et que vous vous inscrivez au programme des athlètes féminines, vous trouverez plus d’informations aussi. Vous pouvez me trouver sur Google et Twitter, @drkateackerman.
DR NS et FG – Nous aimons demander à tous nos invités comment ils se sentent dans leur propre vie en ce moment, et dans quoi ils s’investissent « All In » (a fond).
DR KA – Je me consacre à la construction du premier centre clinique et de recherche sur les athlètes féminines. Nous espérons nous associer à de grandes entreprises que je ne peux pas citer pour l’instant, et travailler avec la Harvard Medical School, l’ensemble de l’écosystème de Harvard et le Boston Children’s Hospital pour construire ce centre extraordinaire qui bénéficie d’une contribution et d’une collaboration internationales. J’y travaille depuis que j’ai rencontré nos grands donateurs et c’est une sorte de prolongement de ce projet avec d’autres philanthropes qui s’y associent. Il y a tant de questions auxquelles nous devons répondre pour les femmes. C’est donc devenu ma mission dans la vie de m’assurer que ce centre démarre, qu’il ait une longévité et que nous puissions vraiment combler les lacunes et répondre à un grand nombre de ces questions.
DR NS et FG – C’est incroyable et une grande source d’inspiration. Merci beaucoup d’avoir trouvé un peu de temps à nous consacrer. C’etait un plaisir de vous recevoir.
DR KA – Avec grand plaisir.
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